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Le Temps suspendu

 

 

 

Roman historique Chevaucheurs d'écume à lire en ligne

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I

Berseker

Printemps 858. Jütland.

Les nuages défilent à toute vitesse dans le haut du ciel, laissent filtrer quelques rayons de soleil pour les voiler à nouveau. Au Jütland, le vent souffle du large avec une telle intensité que les arbres poussent penchés.

Sur la plage, des enfants courent et rivalisent de cris joyeux avec les mouettes, faisant un contrepoint aigu à la basse permanente du ressac. De temps en temps, ils s’immobilisent pour ramasser des coquillages comestibles qu’ils glissent dans des paniers de fibres tressées. Sygtryggr, fils de Sigurd, est le plus âgé de la bande. Sa terre natale est à plusieurs jours de voyage des fortifications du Danewirke où il vit depuis deux hivers. Comme souvent parmi les peuples germaniques, l’enfant est élevé chez des membres de la famille ou des amis, une manière de consolider les alliances. Sygtryggr se retrouve chez son oncle. Quitter sa mère, la ferme où il a vu le jour, ses frères et sœurs, tout cela lui a coûté mais, bien vite, il a trouvé sa place parmi les autres enfants. Étant le plus âgé, il a rapidement pris la tête de leurs expéditions : collecte de fruits et de coquillages, cueillette de baies, repérage des ruches sauvages, pêche dans les rivières… Son panier plein, il redresse sa silhouette de garçon impubère pour toiser ses compagnons du regard, certain d’avoir été le plus rapide. Improvisant un pas de danse, il déclame une visa :

« Mon panier plein de coquillages
Je vais rentrer au village
Pour voir sur tous les visages
Les sourires épanouis
De ceux aux ventres bien nourris
Qui nous attendent pour nous dire merci »

Fier de ses quelques rimes, Sygtryggr pousse de longs hululements pour accompagner les cailloux qu’il lance avec une précision redoutable sur les mouettes qui criaillent dans les environs.

« Sygtryggr, Sygtryggr ! J’en ai assez ! Jamais je ne le remplirai avant le coucher du soleil ! » s’exclame une voix plaintive. « Viens m’aider ! » le supplie-t-elle, lançant un regard caressant dont elle sait qu’il a le pouvoir de faire fondre son ami. Le garçonnet hésite entre le plaisir de taquiner quelques mouettes de plus et l’éclat noisette des prunelles d’Ingebjörg. La fillette le connaît bien. Elle lui décoche un sourire ravageur et court se pendre à son cou.

« S’il te plaît ! S’il te plaît !

-     Attends ! » répond-il en la serrant dans ses bras. « Regarde, il y a de la poussière là-bas, des cavaliers ! Allons voir ! Eh ! Vous autres ! » crie-t-il aux enfants éparpillés, « Venez voir qui arrive par la route du Nord ! »

La dizaine de gamins se rassemblent et courent vers la barrière qui traverse le Jütland de la mer du Nord à la Baltique. Après avoir franchi quelques dunes, ils arrivent au pied de la pente douce qui se termine par un parapet de pierre, haut de cinq coudées. De l’autre côté, la descente est abrupte, suivie d’une zone hérissée de pieux, d’épineux et de ronces, destinée à briser les assauts de l’ennemi. Le Danewirke traverse toute la péninsule du Jütland, la protégeant des incursions des Saxons, des Frisons et des Wendes alliés des Francs, ce peuple puissant et honni par ceux qui les entourent. Le roi Godfred l’a fait renforcer lorsque le grand-père de Sygtryggr était encore jeune et, maintenant, cette barrière continue relie le Levant au Couchant, partant de Haithabu, le plus grand port de cette partie du monde.

Une fois au pied du mur, les enfants en file indienne s’élancent sur le sentier qui le longe. En contrebas, sur la large piste, la poussière soulevée par des sabots de chevaux volète encore sur la terre battue séchée par le soleil de la journée.

« Tu crois qu’ils vont à la ferme ou qu’ils continuent jusqu’aux Portes ? » demande Ingebjörg sans s’arrêter.

-     Comment veux-tu que je le sache ? Nous serons bientôt fixés, à la croisée des chemins. En tout cas, ils viennent de la route du Nord. »

Passée une série de petites dépressions de terrain, les enfants quittent le talus et descendent sur le chemin. Essoufflés, le regard brillant, ils observent les traces de sabots qui marquent clairement le sentier menant chez eux. Ayant à peine repris leur respiration, ils se remettent à courir et ne s’arrêtent qu’en vue des fermes.

Le soleil achève lui aussi sa course pour se précipiter dans la mer. Des bêlements de moutons recouvrent les cris des enfants ; les bergers sont de retour avec les troupeaux, ils répartissent les bêtes dans les enclos. Comme toujours, le crépuscule est un moment d’effervescence ; les vachers s’occupent de la traite, les vaches attendent leur tour en mugissant, les pis gonflés de lait ; des hommes rentrent des champs, certains avec des chariots tirés par des bœufs. Le domaine est grand, une douzaine de bâtiments le compose : des granges, des ateliers, des remises et différents corps de logis.

Se frayant un chemin entre le bétail qui encombre le passage, les enfants se séparent pour rejoindre chacun leur foyer. Sygtryggr et Ingebjörg poussent la porte de l’étable, saluent au passage les hommes à la traite, mais sans s’arrêter pour goûter au lait qui se précipite en jets mousseux dans une jatte de bois.

« Alors, les enfants ! Vous ne voulez pas de lait ce soir ? » s’exclament-ils en riant aux éclats de les voir si rouges et si essoufflés.

De l’étable, ils arrivent au centre de la longue maison rectangulaire caractéristique des pays nordiques. Les femmes s’activent autour des feux, l’une moud du grain pour faire des galettes, une autre émince des oignons et les jettent ensuite dans le beurre fondu qui vient de finir de chanter au fond de la marmite de cuivre, une troisième coupe des tranches de jambon qu’elle dispose sur des plateaux d’argent.

« Ah ! Vous voilà enfin ! J’espère que vous avez fait une bonne collecte ; nous avons quatre hôtes ce soir. Ils viennent d’arriver et sont affamés. »

À l’autre extrémité de la maison, celle où l’on arrive après avoir poussé les ventaux sculptés de l’entrée principale, l’ambiance est calme. Les tables ne sont pas dressées et la fosse à feu ne rougeoie pas encore. Si banquet il doit y avoir, rien ne l’indique. Sygtryggr fait une moue désappointée, il s’attendait à y trouver les cavaliers dont ils ont suivi la trace. Ingebjörg se glisse à ses côtés :

« Ils doivent encore être avec les chevaux. Allons voir aux écuries ! »

Aussitôt dit aussitôt fait, malgré les appels de la maîtresse de maison qui entend bien leur faire préparer les coquillages qu’ils viennent de ramasser sur le rivage. L’odeur de crottin frais, de cuir et de sueur les assaillent dès leur entrée. Les enfants se glissent par l’arrière dans la réserve de foin afin de jouir du spectacle d’en haut.

Les chevaux ont dû beaucoup donner pour porter ces quatre cavaliers ; leurs flancs n’ont pas encore complètement récupéré un rythme normal, des traces de sang marquent l’arrière-train des deux plus petits. Face au bondi se tiennent les nouveaux arrivants, équipés pour la guerre, deux avec de longues byrnies dont les mailles de fer caressent les genoux, les autres en armure de cuir clouté. Leurs casques et leurs boucliers sont posés à l’entrée, à côté de trois lances et d’une quatrième dont la pointe a été remplacée par une hache à double tranchant. Ils portent leur épée au côté et des couteaux de chasse gainés de cuir.

« Alors ? Que penses-tu de ma proposition ? » s’enquiert le plus large des quatre, tapotant l’encolure d’un des étalons. Ses bras sont comme des cuisses, recouverts d’un épais poil noir, son visage torturé par une balafre qui lui traverse le front et l’œil droit pour se terminer sur la joue. Au son de sa voix rauque remplie d’accents brutaux, de menaces cachées, Ingebjörg se serre contre son ami ; ses yeux se voilent, son corps est agité d’un léger tremblement. Elle déclame d’une voix forte et mature, incongrue dans un si petit corps :

« Je vois du sang en lui, autour de lui,

Tout ce qu’il approche, il le détruit,

Sa vie n’est que meurtres et funestes rencontres.

Maudit soit le jour où il faut lui répondre.

-     Pscht ! Tu vas nous faire repérer. » essaie en vain d’intervenir Sygtryggr.

D’un geste de la main, le chef des cavaliers envoie l’un de ses hommes regarder d’où vient la voix. Le plus léger du quatuor bondit vers la trappe qui le surplombe, s’accroche du bout des doigts au rebord puis effectue un prompt rétablissement. « Deux enfants ! » s’exclame-t-il, surpris. « Au son de la voix, j’étais sûr qu’il s’agissait d’une femme d’âge mûr. » Il saute à terre, un enfant sous chaque bras.

« Oublie les propos de cette enfant. Jamais elle n’a su retenir sa langue, et ses dires sont souvent déplaisants. Quant à ta proposition, il nous faut d’abord manger et boire, ensuite je répondrai », dit le maître de maison.

Après avoir jeté un regard à son chef, l’homme relâche les enfants, qui sortent de l’écurie en courant, sans piper mot. Quand le maître des lieux les suit, la balafre du guerrier blanchit, sa mâchoire se crispe et son œil valide se révulse l’espace de quelques respirations. Seuls ses hommes le remarquent, car il a déjà repris possession de ses traits quand le bondi se tourne vers eux : « Venez vous restaurer et vous reposer. Après vous déciderez de dormir ici ou de continuer votre route. Allez prendre place dans le haut siège ; vous êtes nos invités pour ce soir. Je vais avertir nos parents pour qu’ils se joignent à la fête. »

Préoccupé par la tournure que pourraient prendre les événements, Thorgil presse le pas jusqu’à la ferme de son frère. Les derniers rougeoiements ont disparu, le manteau étoilé commence à s’installer au Levant et, à regarder ces premières étoiles, Thorgil sent un étrange sentiment l’envahir. Les quelques vers de sa fille lui reviennent en mémoire. Il sait bien que lorsqu’elle s’exprime avec cette voix, elle dit juste.

 « Thorólfr ! Thorólfr ! Les ennuis sont arrivés avec la nuit. Kveld-Ulfr est à table avec nous ce soir, avec trois autres. Ils veulent changer leurs chevaux épuisés contre des frais. Mais ils ont trop forcé leurs bêtes, deux boitent, deux sont blessées par flèche. Que faire ?

-     Que préfères-tu perdre ? Nos chevaux ou nos vies ?

-     Ni les uns, ni les autres ! Nous ne sommes pas des lâches. Rassemble nos parents et nos serviteurs. Soyons présents en force au banquet, ainsi ils n’oseront pas user de violence.

-     Comme tu voudras. Va au banquet, je fais prévenir les autres de t’y rejoindre dès que possible. De toute façon, tant qu’ils n’auront ni mangé, ni bu, ils attendront sagement. »

Au milieu de la grande salle, les flammes s’élancent dans la fosse à feu, animant les sculptures et entrelacs qui ornent la poutraison. Les quatre invités sont installés à l’aise dans le haut siège qui fait face à celui du maître de maison. La nourriture est bonne, les estomacs se remplissent. Une fois tout le monde rassasié, la corne à boire commence à circuler de convive en convive.

« Je porte un toast au roi Godfred, au souvenir de celui qui a fait dresser les fortifications qui nous protègent des Francs, ces suppôts des Romains ! » commence Thorgil. Recevant la corne, le Balafré la boit d’un seul long trait. Son œil unique reste fixé sur le feu quand il rend la corne à la femme qui se tient à côté de lui. Inlassablement, elle la plonge dans le chaudron et la fait circuler. Petit à petit, la salle se remplit, un homme ou deux à la fois. D’autres cornes sont mises à contribution. Bientôt, l’effet des libations se fait sentir. Les compagnons de Kveld-Ulfr s’enhardissent. « Hé ! La belle ! Approche donc un peu pour soulager mon membre raidi par tes belles formes ! »

Feignant de ne pas entendre ces propos perdus dans le brouhaha des discussions menées par la vingtaine d’hommes et la dizaine de femmes de l’assemblée, Thorgil essaie de faire parler son hôte. Depuis le début du repas, il lui pose des questions, mais sans succès jusque là. Patient, il continue, sachant que la bière finira bien par remplir son office.

« Et où comptes-tu aller avec mes chevaux ? » demande-t-il.

-     Passer les Portes et aller jusqu’au pays des Francs. 

-     Lequel ? Maintenant que l’empereur est mort, leur Empire est divisé entre les petits-fils du grand Charles, et les combats y sont perpétuels.

-     En effet, les petits-fils luttent pour réunir les trois parties de l’Empire. Les choses bougent dans le Sud et il y a de la gloire à gagner pour des hommes comme moi.

-     Si je comprends bien, je ne reverrai jamais mes chevaux vivants. Et ceux que tu me donnes en échange sont en bien piètre état. Que me proposes-tu pour compenser la différence ?

-     Je te laisse en paix, toi et les tiens » répond-il en vérifiant si ses hommes sont toujours sur leurs gardes malgré la quantité de bière ingurgitée.

Le silence se fait dans la salle, seules les mouches continuent à voler comme si de rien n’était ; les convives retiennent leur souffle, leur regard passant de Thorgil à Kveld-Ulfr.

« Et tu penses pouvoir, avec tes quelques hommes, avoir raison de toute ma maisonnée ? Pourquoi prendre le risque d’être à nouveau balafré, ou de perdre un de tes hommes avant même de passer le Danewirke ?

-     Parce que tel est mon plaisir ! » hurle le berseker, le visage tordu de haine.

Empoignant la lourde table d’une douzaine de pas de long où il était attablé, Kveld-Ulfr le Balafré la soulève comme fétu de paille, saute en deux bonds par dessus le feu et la lance à toute volée sur les convives d’en face, écrasant plusieurs d’entre eux contre la paroi. La lance aux fers de hache tombe devant lui, alors qu’un de ses hommes prend position dans son dos. Des couteaux volent en sifflant pour s’enfoncer dans les gorges et les poitrines.

Lorsque Kveld-Ulfr empoigne le manche de chêne durci au feu, plus de la moitié des hommes de l’assemblée est déjà hors de combat. Ceux qui se dressent encore sont  prêts à défendre leur vie, mais ont la peur au ventre: le temps de saisir leur épée, d’enfiler l’avant-bras dans les sangles des boucliers et plusieurs des leurs sont déjà hors de combat. Avec effroi, les survivants voient l’œil injecté de sang du Balafré et ses compagnons qui s’écartent prudemment de lui.

La rage d’Odin monte dans ses veines, le dragon qui niche au fond de ses entrailles s’empare de tout son être, rendant sa chair d’acier et ses muscles d’airain. Hurlant son envie de tuer, il fait tournoyer le long manche de son arme pour se précipiter seul vers la ligne d’hommes, la fauchant comme un moissonneur le blé mûr. Les épées rebondissent et ne réussissent pas à mordre la chair du protégé d’Odin. Les uns après les autres, les membres de la famille de Sigurd tombent à terre, membres tranchés, plaies béantes qui répandent leurs entrailles sur le sol. Pendant ce temps, armés de tisons enflammés, les compagnons du Balafré boutent le feu à la salle, se précipitent à la poursuite des femmes, prenant ce que bon leur semble, saccageant le reste.

Plus tard, quand Kveld-Ulfr les rejoint sur le lieu de débauche éclairé par les maisons en flammes, il a perdu toute apparence humaine, c’est un gigantesque loup noir, aux crocs dégoulinant de sang. « Fenrir ! Fenrir ! » hurlent ses hommes, eux aussi pris de panique. Se retirant des cuisses des femmes où ils volaient leur plaisir, ils les projettent vers le monstre pour disparaître dans la nuit, craignant pour leur propre survie.

 

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