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Le Temps suspendu

 

 

 

Roman historique Chevaucheurs d'écume à lire en ligne

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II

Sigurd

Eté 858. Côtes lusitaniennes.

Le vent souffle sans discontinuer depuis plusieurs jours, poussant le knarr vers le Nord. La chaleur est forte, elle serait suffocante si elle n’était tempérée par le souffle d’Aegir. L’équipage se repose, abrité sous des toiles de chanvre tendues d’un bord à l’autre du bateau. Les uns jouent aux dés, les autres recousent une voile, tressent des cordes, sculptent des morceaux de bois ou fabriquent des objets en cuir.

A l’arrière du bateau, Sigurd Thorvarson tient la rame qui le dirige. Ses yeux s’attardent un moment sur son équipage, s’arrêtent sur les joueurs de dés, comme si le Viking voulait pénétrer leurs pensées, puis glissent vers le bleu de la mer qui se confond à l’horizon avec celui du ciel. À quelques centaines d’encablures, à tribord, la côte escarpée découpe l’azur, taches grises et brunes surmontées d’une verte chevelure. L’océan se jette sans relâche contre les rochers, continuant l’éternel combat de l’eau contre la pierre. Avec force, les vagues se précipitent à l’assaut de la falaise, l’escaladent à toute allure, toujours plus haut. Mais à chaque fois, leur élan se brise et le rocher réapparaît, solidement ancré, prêt à encaisser la prochaine attaque.

D’habitude, l’esprit de Sigurd aime se laisser aller à la contemplation de la sauvagerie des éléments, à écouter le fracas du ressac mais, pour l’instant, il est occupé par toute autre chose. Seuls les brusques mouvements de tête qui font voleter les mouches et les tresses de sa barbe rousse trahissent le tumulte intérieur qui l’agite. Jarl, le voilà devenu jarl depuis quatre jours ! Lui qui restait toujours en retrait à l’heure du combat, qui s’arrangeait pour faire partie de l’arrière-garde et surveiller les navires, le voilà chef du bateau, chargé de le ramener à bon port.

Lâche, il ne l’est pas, le feu de son cœur brûle de manière ardente, mais ne s’enflamme pas à l’idée du combat. À chaque coup donné, à chaque homme qui tombe, il ne peut s’empêcher d’imaginer une femme en pleurs, des orphelins, des champs en friche. Aussi ne s’était-il encore jamais distingué par une action d’éclat ; il est surtout parti en expédition pour suivre son grand frère Thorvald. Ses descriptions des pays du Sud, de grandes et belles cités de pierre construites jadis par les Géants, les richesses qu’elles recèlent, tout cela l’a encouragé à embarquer.

Comme chez beaucoup d’Hommes du Nord, l’envie de voyager et de découvrir de nouveaux horizons ne demande qu’à être réveillée. Voilà cinq fois déjà qu’il prend la mer et cette fois-ci semble être la bonne, celle qui va lui permettre de s’installer au pays et de profiter de la vie avec des réserves suffisantes pour nourrir sa famille et ses amis.

Des trois bateaux qui ont quitté Haitabu dans le Jütland, il n’en reste qu’un, les autres ont été capturés ou détruits par les hommes du Serkland. Le jarl précédent a péri sous les flèches des Sarrasins, vaillants et nombreux ; leurs felouques recouvraient la mer et empêchaient toute fuite. Sigurd a ainsi eu l’occasion de montrer la force de son bras et le tranchant de sa hache, l’or rouge a coulé sous ses coups ; abondamment, il a fourni la pitance aux corbeaux.

Après s’être défait de ses adversaires, il s’est approché du bastingage pour observer la situation. Un désastre : un de leurs bateaux était la proie des flammes, l’autre entouré de trois felouques. Seul le sien semblait momentanément hors de danger. Pas pour longtemps, car d’autres navires ennemis manœuvraient pour le prendre en chasse. Sigurd a alors dû se faire violence pour que le chagrin provoqué par la mort de son frère au premier assaut n’envahisse pas son cœur en cet instant critique. Une fois l’attaque repoussée, Sigurd s’est précipité vers un banc de nage en hurlant : « Laissez venir la felouque à tribord, allumez des torches, préparez les flèches enflammées ! »

Ouvrant un coffre, il en a sorti des fiasques de verre sombre qui furent promptement distribuées à la douzaine d’hommes des alentours, pendant que l’équipage achevait les blessés ennemis avant de les jeter à la mer et soignait les leurs. Le fer fut battu contre le silex, des étincelles embrasèrent un peu d’étoupe, une torche s’alluma, puis une autre.

Les archers se tinrent prêts, derrière les boucliers. « Ils vont tirer ! » vociféra Oswald. Tout le monde s’abrita du mieux possible ; une volée de traits fit vibrer l’air et hurler les malchanceux. « Laissez-les s’approcher encore ! Ne vous exposez pas, gardez vos flèches ! » ordonna Sigurd. Le temps de deux autres salves leur sembla une éternité. Les deux felouques mirent à profit le vent qui gonflait leur voile latine pour s’approcher, se coordonnant pour monter à l’abordage en même temps, l’une à la proue, l’autre à la poupe. Les abeilles des blessures bourdonnaient de tous côtés, mais sans pouvoir piquer.

 « Maintenant ! » cria Sigurd. Répartis en deux groupes, les hommes projetèrent leur récipient sur les navires maintenant tout proches. Le verre se brisa en répandant un liquide noir et gluant qui s’étala sur le pont, contre le mât. Puis les archers se mirent à tirer des flèches enflammées sur une flaque qui prit immédiatement feu, puis sur une autre, développant bientôt plusieurs foyers d’incendie sur les bateaux. « Hissez la voile ! Tirez sur ceux qui éteignent les feux ! Jetez des filins à la mer pour repêcher nos hommes ! » rugit Sigurd, tout en ferraillant contre les quelques ennemis qui avaient réussi à sauter à bord.

Complètement désorganisés par ces incendies soudains, les Sarrasins abandonnèrent l’abordage et se concentrèrent sur la sauvegarde de leurs navires, pour découvrir avec horreur que les seaux d’eau qu’ils versaient sur les flammes ne les éteignaient aucunement. Le pesant knarr se mit en mouvement, laissant derrière lui les deux felouques transformées en brûlots.

 

Au souvenir de ces événements, la douleur de sa main gauche se ranime et, d’un geste qui devient une manie au fil des jours, il trace le contour boursouflé de la blessure reçue au combat. Si elle n’est pas encore guérie, tout danger d’infection est écarté grâce aux bons soins de l’herboriste.

Son frère Tohrvald a péri dans l’affrontement ; il dirigeait ce bateau. Le chef de l’expédition est, lui aussi, tombé sous les coups des hommes du Serkland. C’est ainsi que le commandement lui est naturellement revenu, par les liens du sang, mais aussi en raison de son efficacité lors de la bataille navale. Les hommes ont apprécié son sang-froid dans le feu de l’action et l’ont baptisé Thorson, le fils de Thor ; pour l’instant, tous lui vouent une confiance aveugle.

Mais Sigurd est conscient de la situation : il n’a plus de feu grégeois, ce mélange fabriqué par les Byzantins qui a permis d’enflammer les bateaux adverses. De plus, le ver est déjà dans le fruit ; ses hommes ont repêché ceux qui fuyaient les lieux du combat : la garde personnelle d’Ingvar au grand complet, les seuls hommes à avoir réussi à se tailler un chemin vers son navire.

Sigurd se serait bien passé de ces sombres brutes à son bord ; jamais il ne les a aimés. La rage dOdin les habite et les rend semblables à des ours blessés. Il n’y a plus alors ni amis ni ennemis, juste des victimes à égorger en l’honneur d’Odin. De redoutables guerriers, Sigurd en convient, mais Ingvar savait comment les maîtriser, il les connaissait bien et parvenait à les apaiser d’un chant. Sigurd ne leur accorde aucune confiance.

Pour l’instant, ils roulent les dés d’un air paisible, mais la soif de sang et de batailles les habite. Le combat est leur raison d’être, non un moyen d’obtenir richesse et renom ; ce qui les intéresse c’est l’ivresse, la transe dans laquelle ils sont plongés lors de l’affrontement, le plaisir du carnage et du pillage après la victoire, prendre les femmes les unes après les autres, les abandonnant à moitié brisées de leurs sauvages étreintes.

Deux lunes de voyage pour retourner à Haithabu, leur port d’attache au nord du pays des Saxons et des Frisons. Deux lunes si tout se passe bien, peut-être trois. Le bateau est surchargé de marchandises prises dans une cité du Serkland, où tout avait commencé pacifiquement. Les pourparlers avaient été engagés, l’ouverture d’une échoppe pour écouler leurs marchandises était sur le point d’être acceptée. Mais l’arrivée d’une felouque portant à son bord un homme gras, vêtu de longues robes, aux doigts scintillants de pierreries transforma la situation. L’aboiement de ses ordres fit refluer le peuple vers les portes, des archers prirent position sur les remparts. Ingvar ordonna la retraite, dans l’intention de revenir.

L’attaque fut lancée quelques jours plus tard, alors que tous les habitants tournaient le dos à la mer, à genoux, en train de prononcer d’inefficaces formules magiques. Elles n’empêchèrent pas les Scandinaves de mettre la cité en coupe réglée. Prise de peur, une partie de la population fuit dans les campagnes, l’autre se terra dans les recoins de leurs demeures. La garnison fut rapidement maîtrisée, leur capitaine ayant eu la tête fracassée dès les premiers affrontements. Sigurd n’y était pas, il gardait les bateaux avec une trentaine d’hommes, mais le tumulte et les cris s’entendaient de loin ; d’emblée, il comprit que le combat s’était déjà transformé en pillage.

Bientôt les premiers Scandinaves revinrent chargés de butin, des coffres remplis de pièces d’orfèvrerie en or et en argent, des vêtements taillés dans une matière aussi douce que la peau d’une vierge, aussi fine que les ailes d’un papillon, entrelacée de fils d’or et de perles, des tonneaux de vin qui furent mis en perce sur la plage pour fêter la victoire. D’autres arrivèrent avec plusieurs jeunes femmes, une corde passée au cou, d’autres encore avec du bétail, des armes de parade, des pierres précieuses.

La plage ressemblait alors à un palais, de riches tapis étalés sur le sable, de la vaisselle précieuse de-ci, de-là, des coffres dégorgeant leurs richesses. Les esclaves furent mises à contribution pour préparer un festin, le bétail fut abattu et les plats en or ciselé commencèrent à se remplir de viandes en sauces aromatisées de manière peu coutumière aux palais des Hommes du Nord.

Sigurd pressait son frère d’avertir le chef Ingvar de ne pas s’attarder :

« Thorvald ! Pourquoi ne chargeons-nous pas le butin pour aller festoyer à quelques lieues d’ici ? Nombreux sont les habitants de la cité qui se sont enfuis dans la campagne. Ils ont déjà dû avertir d’autres villes de notre présence. D’ici peu, plus un seul de nos hommes ne sera en état de se battre. Que ferons-nous si l’on nous attaque ?

-       Tu as raison ; comme toujours ton esprit voit plus loin que celui des autres. Mais ce que tu demandes est impossible. Après autant de semaines de navigation, sans femme, sans nourriture fraîche, comment veux-tu les convaincre de partir ? » lui répondit son frère en montrant d’un geste du bras la scène qui se déroulait sur la plage.

Voilà qui semblait en effet ardu, car tous étaient confortablement installés sur des coussins ou de riches fourrures, qui en train de manger et de boire, qui en train de se faire caresser par une femme ou de la prendre sous les commentaires des autres convives : « Ce n’est pas ta femme que tu honores autant de fois de suite, Olaf ! » suivis par le regard et les rires de ceux qui connaissaient la proverbiale laideur de son épouse. Ailleurs, ils s’affairaient à trier les trésors ramassés, à essayer les vêtements précieux…

« C’est vrai, impossible de leur demander de se déplacer maintenant. Je vais faire un tour en ville et surveiller les alentours.

-     Sigurd ! Participe donc à la fête. Regarde cette belle jeune fille, je pensais la garder pour moi, mais je te la donne. Viens manger ! Viens boire et rire avec nous ! Ne te préoccupe pas tant ! Sigurd ! »

Faisant la sourde oreille, il leur tourna le dos pour se rendre à la ville. Aux rumeurs de la fête succédèrent le crépitement du feu encore à l’œuvre dans certaines parties de la cité, les gémissements des agonisants. Arrivé au pied du mur d’enceinte, il s’attarda un peu pour regarder le spectacle de l’orgie qui se déroulait à quelques centaines de pas, près des bateaux et hésita devant la porte. Pour une fois, la vie était à l’extérieur des murs. À l’intérieur, la mort tissait une atmosphère lugubre presque palpable de la main.

Après avoir aspiré profondément l’air salin, il s’engagea sous l’arche de pierre aux portes de bois calcinées. Un coup de vent raviva les braises, éclairant les corps de la garnison, une cinquantaine d’hommes gisant là où la mort les avait fauchés. Le seul vrai combat ; ensuite, il n’y avait plus qu’à se servir. Suivant la voie principale, à la lumière des maisons qui achevaient de se consumer, il enjamba de nombreux cadavres et déboucha sur la place, devant la mosquée, mystérieusement intacte ; le seul endroit qui respirait la paix. Sans comprendre pourquoi ses compagnons ne l’avaient pas touchée, il y entra pour laisser son esprit digérer toutes les atrocités qu’il venait de voir.

« Thor ! Thor ! Dis-moi pourquoi mon cœur ne peut-il rester insensible à ce spectacle ? Pourquoi ne puis-je m’empêcher d’être triste à l’heure de la victoire et de la richesse ? Pourquoi ne suis-je pas insouciant comme les autres ? Pourquoi ? » Sa voix résonna entre les multiples colonnes, sembla se poursuivre pour finalement s’éteindre, sans réponse. Sigurd s’immobilisa, le regard perdu dans les arabesques de stuc moulées par quelques habiles artisans, peut-être victimes de l’attaque.

Un soupir, des pas étouffés par les tapis. Sans un bruit, il fouilla la mosquée des yeux et aperçut une jeune fille qui, visiblement, ne se rendait pas compte de sa présence. Elle se dirigea d’un pas léger vers une colonne. Là, les forces lui manquèrent ; elle s’écroula en pleurs, répandant sa noire chevelure sur le sol. Instinctivement, Sigurd se leva pour lui prêter assistance, s’approcha d’elle la main tendue, pour la soutenir et la réconforter. Perdue dans son malheur, elle ne l’entendit pas venir et sursauta lorsqu’il lui tapota l’épaule.

Relevant la tête, ses yeux s’agrandirent de peur et d’horreur à la vue de cet homme grand et velu comme une bête : un monstre ! Vive comme une chatte, elle se redressa, fit quelques mètres avant de trébucher. Un genou à terre, le dos appuyé sur une colonne, elle retroussa prestement sa robe, dévoilant un poignard effilé maintenu par des rubans à son délicat mollet. Le saisissant à deux mains, elle le pointa vers son sein, prête à se percer le cœur pour éviter le déshonneur et l’esclavage.

Sigurd resta pétrifié par la force qui émanait de la jeune fille, ses yeux brillants de défi et de fierté, malgré les larmes qui en coulaient. Il fit un pas en arrière, un autre, vers la sortie, évitant tout geste brusque qui pourrait l’effaroucher et lui faire commettre l’irréparable.

Savoir qu’il y avait au moins une survivante le réconforta suffisamment pour l’arracher à la contemplation morbide de cette ville pillée, aux incendies qui rougeoyaient dans l’obscurité, à cette âcre odeur de mort et de fumée. Ses pas le menèrent vers le haut de la ville, qu’il acheva de traverser pour gravir la colline qui la dominait. À la lueur des étoiles, l’écume blanche des vagues se rapprochant de la côte formait un dessin en constante évolution qui capta longtemps son regard. Quand il vit des formes sombres se glisser sur la blancheur de la mer, il sut que la poursuite avait commencé et se mit à courir pour avertir les siens.

 

« Sigurd ! Sigurd ! » La voix d’Oswald le replonge dans le présent. Tout à ses pensées, voilà un moment qu’il ne fait plus attention à l’équipage. Les hommes de la garde du défunt jarl ont délaissé leurs dés. Ils se sont levés et entourent leur chef Gardloki qui pointe un poing serré vers Sigurd. Aux commissures de ses lèvres, un fin trait de bave blanchâtre commence à couler. L’œil droit injecté de sang, il s’avance en direction de Sigurd en vociférant : « Tu n’es pas un chef, nous ne pouvons pas te suivre ! »

Sans bouger, continuant à diriger le bateau depuis l’arrière, Sigurd concentre toute la force de son regard dans l’œil encore lucide du berseker : « Par Odin ! Contrôle ta folie, il n’y pas d’ennemi ici ! Ensemble, nous serons forts pour rentrer couverts d’or et de gloire à Haithabu ! » Arrivé à sa portée, Gardloki s’arrête et croise les bras, le sang refluant de son œil rougi. « Nous ne voulons pas être menés par un homme tel que toi, Sigurd Thorvarson ! Toujours en arrière, prêt à protéger le bateau, jamais je ne t’ai vu au premier rang d’une bataille. Mais si tu n’aimes pas te battre, tu n’aimes pas non plus te réjouir de la victoire de tes frères d’armes, tu ne bois pas avec nous, tu ne nous montres pas ta virilité avec les captives. Non, Sigurd ! Tu n’es pas un Viking ! »

Une partie de l’équipage, menée par Oswald, s’est rapprochée pour suivre la confrontation et séparer Gardloki de ses hommes. Sigurd, rassuré en voyant les traces de la rage d’Odin s’éloigner du visage de son interlocuteur, n’hésite pas longtemps. Son autorité toute neuve est déjà battue en brèche, il lui faut prendre le risque d’énerver ce guerrier en mal de pillage et le remettre à sa place :

« Ainsi, tu n’es pas content de ton sort, toi que nous avons repêché comme un poisson, ton honneur terni par l’abandon de ton jarl. Pourquoi n’es-tu pas mort en le défendant ? Depuis quand la garde personnelle, au grand complet, arrive-t-elle à survivre, sans blessures, à la mort de son chef ? Si je n’aime pas me battre pour le plaisir comme toi, je n’abandonne pas qui est confié à mes soins ! » Se levant, il tend ses mains ouvertes vers l’équipage : « J’irai jusqu’au bout de ma tâche : nous ramener tous à bon port ! »

Oswald, qui avait déjà dégainé son épée, en frappe violemment son bouclier, suivi par la majeure partie des hommes assis sur leur coffre de nage : « À la niche les chiens de guerre ! Nous voulons Sigurd comme chef, et non ta grosse carcasse ! » Gardloki délaisse Sigurd pour faire face à Oswald qui brandit son épée dénudée. 

« Que serait-il arrivé si l’homme de l’arrière-garde n’était pas intervenu pour sauver ce qui pouvait l’être ? Qui nous a avertis à temps de l’arrivée des bateaux ennemis ? Qui nous a débarrassés par le feu des deux felouques qui nous serraient de si près ? Thor a montré clairement à qui allaient ses faveurs et il serait folie de ne pas en tenir compte. 

-     Bien parlé ! Oswald a raison ! Oui ! Oui ! »

Gardloki rugit comme une bête blessée, pose la main sur la poignée de son épée, la serrant à s’en faire blanchir les jointures. Il la relâche soudain, son visage se détend. Offrant son corps sans défense à l’épée d’Oswald, il tourne la tête vers Sigurd. « Pardonne-moi ! Mais j’ai besoin de me battre, ou alors d’une femme pour me calmer. » Écartant Oswald du revers de la main, il se dirige vers son coffre où il prend place, saisissant sa rame :

« Allons piller un village de la côte. Voilà ce qu’il…

-     Suffit ! » l’interrompt Sigurd. Il est hors de question de risquer nos vies pour rien. Le bateau est chargé de richesses, assez pour que chacun d’entre nous rentre dans sa famille avec les honneurs. Nous n’allons pas risquer de tout perdre pour satisfaire ta soif de sang et de pucelles. Et maintenant, tout le monde aux rames, nous allons nous rapprocher de la côte pour y dormir. »

Cette nuit-là, Sigurd reste éveillé jusqu’à une heure avancée. Allongé sur une peau de mouton posée sur le sable, enroulé dans sa couverture de laine, de sombres pensées l’assaillent : sa confrontation avec Gardloki, les derniers moments passés avec son frère avant qu’il ne soit fauché par l’acier de Damas.

Peu à peu, le présent s’estompe, son cerveau plonge plus loin dans les souvenirs, le transporte par-delà l’océan, jusque dans sa ferme, à imaginer la joie de sa femme et de ses enfants lorsqu’il les retrouvera. Ces songes agréables sont dissipés par les ronflements sonores des hommes de l’équipage. L’image de son épouse s’est évanouie. Il passe alors un long moment dans la contemplation du firmament, pasteur d’étoiles bercé par le ressac.

 Quand le monde des rêves l’accepte enfin, son esprit s’envole. De nombreuses scènes se succèdent rapidement. D’habitude, ses songes sont souvent visités par Thor, ses luttes contre les Géants du froid pour amener le dégel. Mais cette nuit-là, Thor est absent, remplacé par Huginn et Muninn, les corbeaux d’Odin.

Sigurd se tient dans la mosquée épargnée, protégeant la jeune fille en pleurs, face aux instincts bestiaux de Gardloki et de ses hommes. Mais les cheveux noirs de la demoiselle s’animent et se transforment en ailes. Son corps se mue en deux corbeaux qui tournent autour de Sigurd, attaqué par les berseker hurlant, haches brandies. Une plume noire tombe en tournoyant ; dès qu’elle touche Sigurd, il devient plus léger que l’air, s’envole et suit les corbeaux qui battent des ailes avec rapidité.

Ensemble, ils survolent la ville. Puis le paysage défile avec célérité, l’ivresse du vol le remplit d’une joie intense et c’est sans peur qu’il tombe encore et encore, comme s’il allait s’écraser sur le sol. La côte grandit, s’ouvre sur un fleuve, flanqué à gauche d’une haute colline qui se rapproche à toute allure. Il y discerne des feux et des mouvements.

Soudain, il se pose et contemple une longue chevelure noire qui lui rappelle la jeune fille de la mosquée. Lorsqu’elle se retourne, deux yeux bleus perçants le fixent : « Sigurd ! Sigurd ! Nous t’attendons. » Le nouveau jarl se réveille en sueur, transpercé par ces deux feux bleutés qui se sont imprégnés dans son cerveau.

 

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